Les lois de la frontière de Javier Cercas

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« Ecrire est plus facile que parler, parce que ce qu’on dit ne peut pas être corrigé, contrairement à ce qu’on écrit. »

Décidément j’aime de plus en plus cet auteur.

J’avais déjà adoré « A la vitesse de la lumière ».

Cet écrivain, Javier Cercas, est vraiment particulier, originaire de Gérone et fervent lecteur-admirateur de Jorge Luis Borges, son écriture singulière est reconnaissable entre toutes.

Nous sommes l’été 1978 dans un quartier populaire malfamé de Gérone.

Le fantôme de Franco hante encore et toujours l’Espagne.

Zarco et sa bande de petits loubards encore adolescents s’initient aux vols à la tire et autres méfaits minables.

Zarco. né dans une baraque, en maison de redressement à sept ans et en prison à quinze.

Un dur à cuire.

Zarco et son amie Tere comme des Bonnie and Clyde en devenir…

Tere, un tee-shirt blanc, un jean et son sac en bandoulière mais toujours très belle.

Canas, seize ans, lui vient de l’autre côté de la rivière : le quartier de la classe moyenne.

Surnommé le binoclard, mal dans sa peau, en mal de reconnaissance, il va faire la rencontre qui va changer sa vie pour…toujours.


Embrigadé par Zarco et amoureux de Tere.

Il devient un membre, à part, de cette bande de petites frappes.

De braquages en braquages, Zarco commence à faire parler de lui.

C’est l’escalade.

Il finira par se faire coincer.

« Ce que nous appelons le bien n’était pas le mal et ce que nous appelons le mal n’était pas le bien ? Êtes-vous sûr que le bien et le mal signifient les mêmes choses pour tout le monde ? »

Vingt ans plus tard le binoclard est un avocat célèbre à la réputation établie.

Personne, encore, ne sait qu’il était un voyou de la bande de Zarco.

« Dans ma jeunesse j’avais appartenu à la bande à Zarco, Tere et moi avions manipulé Maria pour qu’elle épouse Zarco afin qu’il puisse obtenir sa remise de peine en liberté… »

Il va défendre Zarco qui en a pris pour trente ans.

Pour racheter le grand délinquant, symbole de sa génération ?

Pour retrouver Tere qu’il n’a jamais oubliée ?

Une entreprise d’admiration ?

La légende de Zarco l’incorrigible est née. Un nouveau de Robin des Bois ?

Presqu’un mythe avec ses reportages sur Zarco, ses films sur Zarco, ses livres sur Zarco.

« Il est donc naturel que Zarco se soit transformé en hors-la-loi héroïque qui, pour les journalistes et même pour certains historiens, incarne la soif de liberté et les espoirs déçus des années héroïques du passage de la dictature à la démocratie en Espagne. »

Ce livre est triste et désespérant mais il est beau.

Le trio Zarco, Tere et le binoclard ne vous lâchera pas de sitôt.

Je les ai quittés avec regret.

Superbe roman !

(la couverture du livre est magnifique…à l’image du livre)

L’éveil de Mademoiselle Prim de N. Sanmartin Fenollera

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Le bonheur est dans le pré.

Un roman optimiste : une denrée rare.
Alors faut pas se priver, pas hésiter : servez-vous une tasse de «L’éveil de mademoiselle Prim», vous verrez ça fait du bien.

A Saint-Irénée d’Arnois (c’est où ça ?) vit une étrange communauté : des hors-la-loi romantiques.
Un village tranquille et cultivé qui cultive le bonheur comme d’autres cultivent du maïs transgénique.
Loin des éxubérantes mégalopoles.
Ses habitants, tous plus originaux les uns que les autres, ont fui les villes hostiles.
Ils veulent «protéger leurs enfants de l’influence du monde, revenir à la pureté des moeurs, retrouver la splendeur de l’ancienne culture.»

Une secte ? Des nouveaus Amish ? Des bobos ? Des illuminés ?

Point de tout cela cher lecteur impatient et curieux, vous le saurez en lisant ce livre qui se déguste comme une bonne truffe au chocolat.

Et c’est dans cet étonnant village que va «atterrir» Mademoiselle Prudence Prim pour un poste de bibliothécaire auprès d’un énigmatique monsieur, «l’homme du fauteuil» (on ne connaitra jamais son nom), une sorte de gentleman «à l’ancienne».

Ici les enfants se prénomment Téséris, Deka, Eksi ou Septimus. Ils ne sont jamais allés à l’école mais connaissent sur le bout des doigts le latin et le grec, lisent Saint Augustin et Virgile.
Ils pratiquent l’escrime et respectent les codes de la chevalerie.

Un paradis perdu, une fable, une bluette insignifiante, un premier roman très original que j’ai lu avec un grand plaisir.

Ce roman est un petit bonheur de lecture, bavard et confortable, hors du temps. A découvrir !

Vivement conseillé avec la tasse de thé et le feu de cheminée qui vont avec !

« Malgré le chaos que vous voyez dans ma bibliothèque (…) il n’y a pas une seule virgule improvisée dans l’éducation des enfants. Ni aucun des livres qui leur passent entre les mains qui ne soient auparavant passé entre les miennes. Ce n’est pas un hasard s’ils ont lu Carroll avant Dickens et celui-ci avant Homère. Il n’y a rien de fortuit dans le fait qu’ils aient appris à rimer avec Stevenson avant d’arriver à Tennyson, ni qu’ils soient arrivés à Tennyson avant d’en venir à Virgile. Ils ont connu Blanche-Neige, Pierrot le Lapin et les enfants perdus avant Oliver Twist, Gulliver et Robinson Crusoé, et ceux-ci avant Ulysse, don Quichotte, Faust ou le roi Lear. Et ils l’ont fait dans cet ordre parce que je l’ai voulu ainsi. Ils grandissent avec de bonnes lectures avant d’être capables d’assimiler ensuite de grandes lectures. »

L’apocalypse des travailleurs de Valter Hugo Mãe

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Maria da Graça, la quarantaine, femme de ménage, lasse et frustrée vit captive entre son mari Augusto, marin, « une moitié d’homme ».
« …j’attends seulement qu’il réembarque… »

Et Monsieur Ferreira son patron, vieux grigou pervers amoureux de Goya, Pessoa, Proust et Mozart.
« …pendant que d’une main elle astiquait la maison, de l’autre elle astiquait l’ego impérialiste de son patron. »

Maria, son amie Quitéria prostituée au corps vorace et Andriy émigré ukrainien au coeur brisé (sur)vivent, coûte que coûte et nous bousculent pour gagner une petite place sur Terre comme au Paradis.

Et saint Pierre, ce bonimenteur, lui demanda ce que cela voulait dire femme de ménage :
« …femme que de temps en temps, le temps de faire le ménage… »

Un livre exceptionnel, magique.

L’indispensable de cette rentrée littéraire !

La caverne des idées de Somoza

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«A mon avis, la première activité la plus étrange et terrible à laquelle un homme puisse se livrer est l’écriture…Lire est la deuxième.»

Voilà un roman très surprenant, bien singulier…

Le lecteur est transporté (oui, c’est bien cela, transporté) au temps de l’Académie de Platon, dans la Grèce de 388 avant JC.
Un éphèbe, Tramaque, (puis un autre, puis…) est retrouvé mort dans les rues d’Athènes.
Diagorias, son mentor, engage Héraclès Pontor, le Déchiffreur d’Enigmes, une sorte de détective privé de l’époque, quoi, pour élucider les crimes.

Et nous voilà en plein polar-philosophique…
«Je crois qu’il est préférable de condamner un être imaginaire à la réalité plutôt qu’un être réel à la fiction.»

Mais c’est aussi l’histoire d’un manuscrit traduit sous nos yeux, en direct-live, quoi.
«Ecoute, Traducteur ! cria-t-il de sa voix puissante. toi, qui te sens si sûr d’exister ! dis-moi qui je suis ! … Interprète mon langage et définis-moi !… Je te défie de me comprendre!… Toi, qui crois que nous ne sommes que des mots écrits il y a très longtemps!… Toi, qui penses que notre histoire cache une clé finale!… Raisonne-moi, Traducteur!… Dis-moi qui je suis… si, en me lisant, tu es aussi capable de me déchiffrer !…»
Qui est ce mystérieux traducteur ?
Qui est ce Montalo, soi-disant l’auteur de cette histoire ?
Qui est cet Anonyme qui rajoute des phrases dans le texte à l’insu du traducteur ?

Un livre qui s’écrit sous nos yeux…au fur et à mesure de notre lecture…

Ce livre est un hommage à la littérature (qui dépasse, de loin, toutes les philosophies), à l’écriture, à la lecture.
Somoza nous interroge, nous interpelle, nous questionne, nous engage.
Un livre atypique, étourdissant, voire destabilisant (complexe ?), vraiment !
Une fin incroyable…

«Non, mais qu’est-ce que lire ? Mon père était écrivain, et il le savait : quand on écrit, on crée des images qui par la suite, éclairées par d’autres yeux, se révèlent sous d’autres formes, impensables pour le créateur.»

Né en 1959 à la Havane, José Carlos Somoza est psychiatre.
Il vit en Espagne.
«La caverne des idées» a obtenu le prix Gold Dagger Price, prix littéraire britannique décerné annuellement par le Crime Writers’ Association (Association des écrivains de romans policiers), au meilleur roman policier de l’année.

Chansons d’amour au Lolita’s Club de Juan Marsé


Vous avez envie de pleurer ?

Faubourgs malfamés de Barcelone. Le Lolita’s Club, bar musical.
Quelques tables mal éclairées et un escalier « en colimaçon qui conduit aux cabinets réservés de l’étage supérieur. »
Voilà pour le décor.
Jennifer l’espagnole, Yasmina la marocaine et Barbara, Nancy, Alina dansent pour attirer le client.
Voilà pour les personnages.

Ici l’amour remue des hanches comme un simulacre endiablé.
Et puis y’a Milena la colombienne, « beauté sombre et dégradée », avec sa cicatrice en haut des cuisses comme un « gribouillis soyeux, un éclat pâle. » Entre deux passes Milena, de son balcon, contemple l’horizon « au fond du terrain nu avec ses déblais arides et déserts, zone intermédiaire entre la façade arrière décrépie de l’immeuble et un tronçon de voie rapide qui tourne vers le sud. »

Dans cette cour des miracles hantée de maquereaux, de truands et de trafiquants travaille Valentin, « une âme simple », un simple d’esprit avec un coeur gros comme ça. Il ne ferait pas de mal à une mouche. Valentin fait un peu tout dans le boui-boui : serveur, confident de ces dames. Surtout il s’amourache de Milena. Dans ce monde de brutes, il sera son tendre, son cajoleur. Il veillera sur son sommeil.
Et puis y’a Raul, le beau flic ténébreux, ombrageux au passé trouble où ressurgissent des fantômes de l’ETA.

Raul veut sortir Valentin de cet enfer.
Raul c’est le frère jumeau de Valentin.

Ou bien serait-il jaloux de Valentin ? Serait-il amoureux de Milena lui aussi ?
Mais que veut-il vraiment ce Raul ?
Lui voler cette fille « au vernis vert émeraude » sur les ongles ?
Ou bien veut-il régler d’autres comptes perdus ?
Ce roman de Juan Marsé est magnifique ! Un poignant roman d’amour.

A pleurer !

« Devant Valentin, sur l’asphalte, au-delà de la lumière des phares de la voiture, les ténèbres s’étendent jusqu’à la mer. »

A la vitesse de la lumière de Javier Cercas.


Un remarquable roman !

«A présent, je vis un fausse vie, une vie apocryphe, clandestine et invisible, bien plus réelle que si elle était vraie, mais j’étais encore moi-même quand j’ai fait la connaissance de Rodney Falk.

Il rêve de gloire à Barcelone. Il est jeune et plein d’espérances. Il veut devenir écrivain et savoure les sombres choses.

Ce «il» pourrait être Javier Cercas, l’auteur lui-même.
Ou peut-être pas.
Javier Cercas nous prévient : «Ce que tout romancier veut – et ce depuis toujours : depuis le Quichotte, depuis le Lazarillo de Tormes, depuis Robinson Crusoé – c’est que sa fiction paraisse réelle : qu’elle soit, pour le lecteur, la réalité, en tout cas au moins le temps de sa lecture.»

Il est nommé assistant dans une université américaine à Urbana dans l’Illinois. Là il rencontre Rodney Falk un vétéran du Vietnam.
Ce Rodney, fervent lecteur d’Hemingway, amoureux de la littérature, est un personnage énigmatique, solitaire, marginal. Dans la marge. Il semble fatigué de vivre, ruiné par un passé douloureux gardé secret.

Il finit par écrire un roman, revient en Espagne et connaît le succés.
Rodney, pourtant, le met en garde : « Personne ne meurt pour avoir échoué, mais il est impossible de survivre dignement au succès. […] De sorte que, si tu t’entêtes à devenir écrivain, tâche de différer le succès autant que tu peux. »
Alors il va vivre un cauchemar. Il devient un homme malade, un homme méchant comme écrivait si bien Dostoïevski.
Il sera le même fantôme que Rodney.
Tous les deux vont s’enfermer au «sous-sol» de la vie.
Et de près ou de loin unir leurs destins. A distance.

Ecrire peut-il sauver la vie ? Ou la perdre ?

«Alors que j’étais presque arrivé là où je voulais arriver, précisément parce que je n’avais jamais su où j’allais, j’ai été saisi de vertige car j’ignorais ce qu’il y avait de l’autre côté, quel miroir m’attendait au-delà de ces pages…»

Lui et Rodney sont des survivants.
Pour s’en sortir, il veut raconter l’histoire de Rodney.
« Ecrire est la seule chose qui pouvait me permettre de regarder la réalité sans me détruire ou sans que celle-ci s’abatte sur moi comme une maison en flammes, la seule chose qui pouvait doter la réalité d’un sens ou d’une illusion de sens ».
L’histoire terrible de Rodney. La mort de son frère Bob sur une mine au Vietnam.
Le massacre de My Khe. Les crimes du commando Tiger Force.
Les soldats de la Tiger Force ont assassiné, mutilé, torturé, sans aucun contrôle de l’armée.
Rodney pouvait-il être un soldat de la Tiger Force ?

C’est un très beau roman, très émouvant, sur l’écriture, la littérature, sur l’amitié, sur la vie qui ne tient qu’à un fil, sur les doutes et les peurs, sur les traumatismes de la guerre.
Sur l’amour, toujours l’amour.
Difficile de lâcher ce livre.
On se voit le lire vite, vite pour vivre les pages…des larmes et des larmes au final.

C’est un gros gros coup de coeur !
Remarquable, émouvant, prenant !

«Il y a deux tragédies dans la vie. L’une, de ne pas atteindre ce qu’on désire. L’autre, de l’avoir atteint.» Oscar Wilde.